Lorsque j’ai rencontré BERLIN pour la
première fois, à la fin des années 2000, on disait déjà que c’était fini la
grande époque, l’âge d’or. Les DJ, les graffers, les clubbers, bref les
artistes en tout genre commençaient à parler d’autres villes, plus à l’Est encore.
Mais moi j’y ai jamais cru à ces
conneries. BERLIN, ça a toujours été un endroit extra pour faire la fête en
mode défonce. BERLIN c’est la ville de l’oubli et de la perte, un point c’est
tout.
Mais mon BERLIN à moi, c’est pas ça,
c’est pas la dope bon marché et les clubs cradingues, c’est pas le cramage de
cerveau et la minimale sauvage. J’dis pas que j’y ai pas touché, j’dis juste
que BERLIN, pour moi, c’est pas ça.
Il n’y a pas de début car BERLIN est un
cercle, le RING ; BERLIN est un point étendu que l’on parcourt à l’infini.
Le CIEL est électrique dans les rues de
KREUZBERG. Avec ma dégaine de français moyen, je m’en grille une petite devant
le SO36, un bar mythique sur Oranienstraße. Je m’en grille une pépouze. D’une
part parce que je suis un fumeur, et donc un drogué, et donc en manque. D’autre
part, parce que je parle pas un kopeck d’allemand, donc je suis stressé à
l’idée de rentrer dans un rade rempli à ras bord de teuton incompréhensible.
Enfin, parce que l’atmosphère est gonflée de lacrimo, et que les sirènes des
voitures déchirent le fond de l’air, et qu’une colonne de mec ressemblant aux
soldats de Starship Troopers sont en train de charger des types qui font
voler des pavés dans le ciel. Autant dire que je me fais dessus. À l’intérieur
du SO36, ça sent la bière et la testostérone. Moi j’y vais que pour la bière.
Je m’prends une grosse pinte, et m’envole d’un pas mal assuré vers un siège
libre. En m’asseyant je jette un coup d’œil furtif sur le livre que lit une
brunette en face de moi : La porte étroite d’André Gide. Putain, elle
est française ! Timidement je lui souris et lui dis « salut » d’un
air gauche. Elle répond la même chose, fébrilement. Je lui dis mon nom. Elle me
dit qu’elle s’appelle MANON et qu’elle est violoncelliste. Ses grands yeux sont
magnifiques. Elle commence à me parler de musique. Hypnotisé, je bredouille un
truc. Elle me raconte comment elle a découvert le violoncelle. Je voudrais
l’embrasser. Elle m’explique qu’elle attend son mec. Et puis elle se remet à
parler de Bach et de ses suites qu’elle écoute en boucle. Sa beauté est d’une
sobriété voluptueuse. Elle évoque Cassado, le requiem de Popper et Janos
Starker. Je voudrais caresser ses longues jambes. Puis elle songe à Tchaïkovski
et Saint-Saëns. Je voudrais sentir sa vulve sur ma langue. Ensuite elle me
raconte Elgar et Jacqueline du Pré. C’est à partir de ce moment, où mes
souvenirs se brouillent : je suis fin soul. Ce que je remets, c’est que ses
potes nous rejoignent et que son mec n’arrive pas. Ils sont à la cool, on
rigole bien. Puis quelqu’un suggère de changer de lieu, alors on atterrit dans un bistrot de PRENSLAUER BERG. Il me
semble qu’à partir de là j’ai remplacé la bière par le whisky. Son mec est
toujours absent. Alors sous la table, ma main s’égare sur sa cuisse et sous la
table sa main rejoint la mienne. Après, on va au MARIA CLUB. La musique est
bonne, de la minimale, mais je suis complètement déchiré, je plane. À un moment
j’essaye de l’embrasser, à un moment elle me repousse, et à un moment mes
doigts papillonnent sur ses lèvres si fines.
Je me réveillerai seul au petit matin,
après la NUIT, après le BROUILLARD. Je me réveillerai seul le visage à TERRE,
la lippe baveuse et l’œil torve.
*
BERLIN est un cercle, le RING, un point
étendu que l’on parcourt à l’infini.
La TERRE orangée se noie dans un CIEL
bleu azur en passant par des nuages aux nuances de blanc et de gris. Une
lumière blonde et chaude s’engouffre par l’embrasure de la fenêtre et vient
délicatement éclairer le sommet de son front. Les cheveux relevés, elle me
regarde avec une douceur infinie, presque mélancolique. Dans le creux de ma
main j’enroule un bouquin. Mais elle n’est pas aussi belle que je l’avais
imaginé, je suis un peu déçu. Pourtant la composition est surprenante,
l’exécution magnifique : le rendu des textures, l’éclairage, la touche, tout
est beau dans ce tableau, tout sauf elle. Elle, elle ressemble à Madame Bovary.
Soudainement le bruit d’un talon qui
résonne dans la solitude des couloirs de la GEMÄLDEGALERIE. J’éloigne mes yeux
de la Dorotea de Del Piombo et aperçois la silhouette élégante d’une jeune
femme à la chevelure noire. Dans ses mains elle tient le même livre que celui
que je plis en deux entre mes doigts. J’esquisse un sourire, elle aperçoit
l’ouvrage que je tiens — La vénitienne et autres nouvelles de Nabokov,
alors un léger rire se dessine sur ses lèvres. Et tout en engageant la conversation
avec le tableau, elle m’adresse la parole. Elle s’appelle MANON. Elle est
violoncelliste. Elle n’aime pas autant Nabokov que moi. Mais c’est vrai qu’elle
est déçue par ce tableau même si elle le trouve très beau. Elle me dit qu’elle
vient souvent ici. Elle vit à Berlin et aime beaucoup cette ville, même si sa
voix est triste. Puis elle me demande si j’ai vu l’Amour victorieux du
Caravage. Lui répondant non, elle me prend le bras et m’amène devant le chef
d’œuvre. Nous restons de longues minutes à regarder ce bambin au sexe imberbe
qui du bout des pieds foule musique et littérature. Je sens son bras serrer
fort le mien. Le visage d’Eros est intriguant, presque ironique. L’amour chez
Le Caravage se voile d’une ombre maléfique : l’amour y est déjà un malheur
innocent. Elle me demande si j’aime Le Caravage. Je lui dis énormément.
Dans les allées du TIERGARTEN nos mains
ont refusé de se lâcher. Nous discutons longuement. À un moment nous faisons
face à nos reflets dans l’EAU. Son index se pose sur ma bouche et je regarde
ses lèvres si fines.
Je resterai longtemps à marcher avec
elle dans les allées du TIERGARTEN, jusqu’à ce qu’elle disparaisse, jusqu’à ce
que le BROUILLARD succède à la NUIT, jusqu’à ce que la pluie tombe et me
recouvre d’EAU.
*
BERLIN est un cercle, le RING, un point
étendu que l’on parcourt à l’infini.
L’EAU caresse FRIEDRICHSCHAIN semblant
manger par petites goulées les bordures de TERRE qui s’en détachent. Un soleil
étincelant irrigue l’OBERBAUMBRÜCKE. Après avoir péniblement commandé un
FRÜHSTÜCK, j’enfile mes lunettes de soleil, et allonge nonchalamment mon regard
vers la SPREE qui s’écoule sans fin. En attendant mon café, j’étends mes doigts
sur un livre perdu au fond de ma poche. Je sonde les pages, et me replonge avec
délectation dans les Liaisons dangereuses, au loin le bruit du clapot me
berce. Le café se pose sur ma table et il vient à tremper mes lèvres. Alors que
je machouille mollement un bout de charcuterie, les yeux noyés dans le texte,
une voix hésitante m’interpelle en français. Émergeant péniblement, je fixe
avec étonnement les fines lèvres qui viennent de s’exprimer. Je retire mes
lunettes. Deux grands yeux noirs me demandent s’ils peuvent s’asseoir à côté de
moi, juste pour un café, parce qu’il n’y a plus de place ailleurs en terrasse,
et qu’elle aurait besoin d’utiliser le wifi. Ma tête balaye rapidement l’espace
pour partager le constat de la jeune fille, je l’invite donc à s’asseoir. Elle
dit s’appeler MANON, et être violoncelliste ; elle est brune et de toute
évidence d’une très grande beauté. Je décline mon identité, elle commande un
café et allume son ordinateur. Puis tout en essayant de reprendre le flot de ma
lecture, j’observe ses doigts qui ondulent savamment sur le clavier. Après
quelques minutes la mélodie s’interrompt, elle sort un livre et se plonge
dedans. 2666 de Roberto Bolaño. Nous restons un long moment à lire côte
à côte jusqu’à ce que je sorte une cigarette et lui en propose une. Elle me dit
non merci. Je lui demande mais pourquoi n’y a-t-il pas plus de grands auteurs
berlinois ? Elle me dit qu’elle n’en sait rien. Puis feignant de se replonger
dans sa lecture, elle m’explique que de toute façon on considère Berlin comme
une ville d’art, mais que c’est globalement faux. C’est une ville où il y se
trouve qu’il y a des artistes, mais c’est tout. Et puis, de toute façon, en y
regardant de plus près, les plus grand auteurs de langue allemande ne sont pas
allemands : Kafka ou Musil par exemple. En fait, me dit-elle, c’est qu’il
n’existe rien de tel que l’Allemagne. Oui, il y a la Prusse, la Souabe, la
Bavière, etc. mais d’Allemagne, point. Et ça, ça se retrouve dans la
littérature, parce qu’on ne ment pas à la littérature. C’est pareil pour le
cinéma. Il n’y a pas un cinéma allemand, il y a des cinéastes allemands, oui.
Lorsqu’elle s’interrompt, j’acquiesce avec un sourire émerveillé, le temps
qu’un léger silence nous face entendre le rythme du fleuve au loin, je lui dis
que cela me fait penser à la SPREE. Je lui demande ce qu’elle en pense de la
SPREE. Elle me dit qu’elle ne voit pas où je veux en venir, je lui raconte que
la SPREE n’existe pas à Berlin, du moins, l’EAU. Berlin, lui dis-je, n’est pas
un port, n’est pas une ville de commerce, ni de voyageur. Berlin, c’est une
ville-militaire, une ville-caserne construite par un roi-soldat, un Prusse qui
jalousait Paris, Vienne et Londres. Aussi, le fleuve ne sert à rien : il est
sanitaire et hygiénique. Berlin, c’est une ville qu’on ne quitte jamais, parce
qu’on ne quitte pas une caserne. Berlin, c’est une ville dans laquelle on
tourne en rond, mais où pourtant on ne s’ennuie jamais : parce que dans une
caserne, on tourne en rond et pourtant il y a toujours quelque chose à faire.
Mais le vrai secret, c’est qu’à Berlin, on attend quelque chose, et en même
temps on s’efforce de tout oublier et de s’amuser : parce que le plus horrible
dans une caserne, c’est qu’on attend l’ordre d’aller au combat, on attend
l’ordre de mourir ; alors dans une caserne, on cherche à oublier et à s’amuser,
tout en attendant l’ordre fatal. À Berlin plus qu’ailleurs, on attend la mort.
Ma diatribe achevée, elle me regarde et rigole. Ses dents sont blanches et sa
bouche humide. J’ai envie de te faire l’amour, lui dis-je, et éventuellement de
partir avec toi, où tu veux. Elle éclate de rire, pose sa main sur la mienne,
et alors que sa tête se tourne vers le fleuve, je regarde la joie sur ses
lèvres si fines.
Je boirai longtemps ses paroles, assis
sur les bords de SPREE, jusqu’à ce que sa voix se confonde avec les flots,
jusqu’à ce que la NUIT tombe, jusqu’à ce que le BROUILLARD se lève, jusqu’à ce
que le FEUX du soleil me réchauffe enfin.
*
BERLIN est un cercle, le RING, un point
étendu que l’on parcourt à l’infini.
Le FEU brûle lentement sous les WÜRTZ...
Notre groupe doit comporter une dizaine de personnes. On est là tranquille à
MAUERPARK, en train de partager la pitance autour d’une flamme. Rassemblement
primitif. Comme d’habitude je n’ai retenu aucun prénom, à part celui d’une
personne juste à côté de moi, Karl. J’ouvre une bière, et m’allume une
cigarette. Soudain, Camille, le pote qui m’a convié à ce rassemblement, me tape
dans le dos et me dit : Tiens, je te présente une super copine à moi, elle
s’appelle MANON. Je lui fais la bise. Elle est violoncelliste, dit-il. Je
demande si c’est vrai. Elle me dit oui. Je lui dis que je suis impressionné.
Elle me dit qu’il ne faut pas. On reste un court instant planté là. Mon cœur
commence déjà à palpiter débilement. Je vois qu’elle tient à la main Der Tod
in Venedig de Thomas Mann. Mon pouls explose. Elle bouge ses bras dans tous
les sens pour me dire qu’elle va finir de dire bonjour. Je hoche la tête d’un
air convenu. Je me rassois. Puis elle s’installe à côté de Camille et commence
à parler avec lui. Au bout d’une éternité je me penche vers elle et lui
explique que ce livre est un de mes favoris, que le film de Visconti est tout
aussi beau, et que j’adore Mahler. À chaque fois elle me répond et à chaque
fois je poursuis mon discours enflammé. Puis je lui parle de Powell et de
Pressburger et de leurs couleurs si chaudes, The Red Shoes. Je l’admire,
je la crains. Alors que l’ivresse m’envahit, on part s’égarer au TACHELES sur
Oranienburger Straße. Puis on s’assoit dans le métro direction NEUKÖLLN. Le
soleil disparaît et on boit encore de la bière. Je suis perdu dans le temps.
Nous déambulons dans un Berlin fantasque. Je la prends dans mes bras. À un
moment elle me dit qu’elle joue avec moi. Encore des bars, elle me raconte que
tout cela n’est pas sérieux. Et puis les clubs, elle est amoureuse de son mec
me dit-elle. Où sommes-nous ? lui dis-je, les mains plaqués contre ses joues.
Je ne sais pas me dit-elle, le regard triste. Au petit matin, nous y sommes,
BERLIN ALEXANDERPLATZ, cet espace immense, ce vide. Embrasse-moi lui dis-je en
lui serrant les doigts, embrasse-moi tendrement de tes lèvres si fines.
Je la regarderai longtemps s’évanouir
alors que la ville s’éteint pour mieux se rallumer. NACHT und NEBEL. La nuit et
puis enfin le brouillard, jusqu’à ce que le CIEL apparaisse à nouveau.
BERLIN est un cercle, le RING, un point
étendu que l’on parcourt à l’infini.
Text by: Vladimir d'Ayguesparsse, amoureux éperdu et ami éternel, bobo bohème à la lucidité épatante, puits de culture et - étonnement - de modestie.
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