mercredi 16 janvier 2013

#Interview - What is Berlin about for... Vladimir d'Ayguesparsse.

Une saison à Berlin.

Lorsque j’ai rencontré BERLIN pour la première fois, à la fin des années 2000, on disait déjà que c’était fini la grande époque, l’âge d’or. Les DJ, les graffers, les clubbers, bref les artistes en tout genre commençaient à parler d’autres villes, plus à l’Est encore.
Mais moi j’y ai jamais cru à ces conneries. BERLIN, ça a toujours été un endroit extra pour faire la fête en mode défonce. BERLIN c’est la ville de l’oubli et de la perte, un point c’est tout.
Mais mon BERLIN à moi, c’est pas ça, c’est pas la dope bon marché et les clubs cradingues, c’est pas le cramage de cerveau et la minimale sauvage. J’dis pas que j’y ai pas touché, j’dis juste que BERLIN, pour moi, c’est pas ça.

Il n’y a pas de début car BERLIN est un cercle, le RING ; BERLIN est un point étendu que l’on parcourt à l’infini.
Le CIEL est électrique dans les rues de KREUZBERG. Avec ma dégaine de français moyen, je m’en grille une petite devant le SO36, un bar mythique sur Oranienstraße. Je m’en grille une pépouze. D’une part parce que je suis un fumeur, et donc un drogué, et donc en manque. D’autre part, parce que je parle pas un kopeck d’allemand, donc je suis stressé à l’idée de rentrer dans un rade rempli à ras bord de teuton incompréhensible. Enfin, parce que l’atmosphère est gonflée de lacrimo, et que les sirènes des voitures déchirent le fond de l’air, et qu’une colonne de mec ressemblant aux soldats de Starship Troopers sont en train de charger des types qui font voler des pavés dans le ciel. Autant dire que je me fais dessus. À l’intérieur du SO36, ça sent la bière et la testostérone. Moi j’y vais que pour la bière. Je m’prends une grosse pinte, et m’envole d’un pas mal assuré vers un siège libre. En m’asseyant je jette un coup d’œil furtif sur le livre que lit une brunette en face de moi : La porte étroite d’André Gide. Putain, elle est française ! Timidement je lui souris et lui dis « salut » d’un air gauche. Elle répond la même chose, fébrilement. Je lui dis mon nom. Elle me dit qu’elle s’appelle MANON et qu’elle est violoncelliste. Ses grands yeux sont magnifiques. Elle commence à me parler de musique. Hypnotisé, je bredouille un truc. Elle me raconte comment elle a découvert le violoncelle. Je voudrais l’embrasser. Elle m’explique qu’elle attend son mec. Et puis elle se remet à parler de Bach et de ses suites qu’elle écoute en boucle. Sa beauté est d’une sobriété voluptueuse. Elle évoque Cassado, le requiem de Popper et Janos Starker. Je voudrais caresser ses longues jambes. Puis elle songe à Tchaïkovski et Saint-Saëns. Je voudrais sentir sa vulve sur ma langue. Ensuite elle me raconte Elgar et Jacqueline du Pré. C’est à partir de ce moment, où mes souvenirs se brouillent : je suis fin soul. Ce que je remets, c’est que ses potes nous rejoignent et que son mec n’arrive pas. Ils sont à la cool, on rigole bien. Puis quelqu’un suggère de changer de lieu, alors on atterrit  dans un bistrot de PRENSLAUER BERG. Il me semble qu’à partir de là j’ai remplacé la bière par le whisky. Son mec est toujours absent. Alors sous la table, ma main s’égare sur sa cuisse et sous la table sa main rejoint la mienne. Après, on va au MARIA CLUB. La musique est bonne, de la minimale, mais je suis complètement déchiré, je plane. À un moment j’essaye de l’embrasser, à un moment elle me repousse, et à un moment mes doigts papillonnent sur ses lèvres si fines.
Je me réveillerai seul au petit matin, après la NUIT, après le BROUILLARD. Je me réveillerai seul le visage à TERRE, la lippe baveuse et l’œil torve.

*

BERLIN est un cercle, le RING, un point étendu que l’on parcourt à l’infini.
La TERRE orangée se noie dans un CIEL bleu azur en passant par des nuages aux nuances de blanc et de gris. Une lumière blonde et chaude s’engouffre par l’embrasure de la fenêtre et vient délicatement éclairer le sommet de son front. Les cheveux relevés, elle me regarde avec une douceur infinie, presque mélancolique. Dans le creux de ma main j’enroule un bouquin. Mais elle n’est pas aussi belle que je l’avais imaginé, je suis un peu déçu. Pourtant la composition est surprenante, l’exécution magnifique : le rendu des textures, l’éclairage, la touche, tout est beau dans ce tableau, tout sauf elle. Elle, elle ressemble à Madame Bovary.
Soudainement le bruit d’un talon qui résonne dans la solitude des couloirs de la GEMÄLDEGALERIE. J’éloigne mes yeux de la Dorotea de Del Piombo et aperçois la silhouette élégante d’une jeune femme à la chevelure noire. Dans ses mains elle tient le même livre que celui que je plis en deux entre mes doigts. J’esquisse un sourire, elle aperçoit l’ouvrage que je tiens — La vénitienne et autres nouvelles de Nabokov, alors un léger rire se dessine sur ses lèvres. Et tout en engageant la conversation avec le tableau, elle m’adresse la parole. Elle s’appelle MANON. Elle est violoncelliste. Elle n’aime pas autant Nabokov que moi. Mais c’est vrai qu’elle est déçue par ce tableau même si elle le trouve très beau. Elle me dit qu’elle vient souvent ici. Elle vit à Berlin et aime beaucoup cette ville, même si sa voix est triste. Puis elle me demande si j’ai vu l’Amour victorieux du Caravage. Lui répondant non, elle me prend le bras et m’amène devant le chef d’œuvre. Nous restons de longues minutes à regarder ce bambin au sexe imberbe qui du bout des pieds foule musique et littérature. Je sens son bras serrer fort le mien. Le visage d’Eros est intriguant, presque ironique. L’amour chez Le Caravage se voile d’une ombre maléfique : l’amour y est déjà un malheur innocent. Elle me demande si j’aime Le Caravage. Je lui dis énormément.
Dans les allées du TIERGARTEN nos mains ont refusé de se lâcher. Nous discutons longuement. À un moment nous faisons face à nos reflets dans l’EAU. Son index se pose sur ma bouche et je regarde ses lèvres si fines.
Je resterai longtemps à marcher avec elle dans les allées du TIERGARTEN, jusqu’à ce qu’elle disparaisse, jusqu’à ce que le BROUILLARD succède à la NUIT, jusqu’à ce que la pluie tombe et me recouvre d’EAU.

*

BERLIN est un cercle, le RING, un point étendu que l’on parcourt à l’infini.
L’EAU caresse FRIEDRICHSCHAIN semblant manger par petites goulées les bordures de TERRE qui s’en détachent. Un soleil étincelant irrigue l’OBERBAUMBRÜCKE. Après avoir péniblement commandé un FRÜHSTÜCK, j’enfile mes lunettes de soleil, et allonge nonchalamment mon regard vers la SPREE qui s’écoule sans fin. En attendant mon café, j’étends mes doigts sur un livre perdu au fond de ma poche. Je sonde les pages, et me replonge avec délectation dans les Liaisons dangereuses, au loin le bruit du clapot me berce. Le café se pose sur ma table et il vient à tremper mes lèvres. Alors que je machouille mollement un bout de charcuterie, les yeux noyés dans le texte, une voix hésitante m’interpelle en français. Émergeant péniblement, je fixe avec étonnement les fines lèvres qui viennent de s’exprimer. Je retire mes lunettes. Deux grands yeux noirs me demandent s’ils peuvent s’asseoir à côté de moi, juste pour un café, parce qu’il n’y a plus de place ailleurs en terrasse, et qu’elle aurait besoin d’utiliser le wifi. Ma tête balaye rapidement l’espace pour partager le constat de la jeune fille, je l’invite donc à s’asseoir. Elle dit s’appeler MANON, et être violoncelliste ; elle est brune et de toute évidence d’une très grande beauté. Je décline mon identité, elle commande un café et allume son ordinateur. Puis tout en essayant de reprendre le flot de ma lecture, j’observe ses doigts qui ondulent savamment sur le clavier. Après quelques minutes la mélodie s’interrompt, elle sort un livre et se plonge dedans. 2666 de Roberto Bolaño. Nous restons un long moment à lire côte à côte jusqu’à ce que je sorte une cigarette et lui en propose une. Elle me dit non merci. Je lui demande mais pourquoi n’y a-t-il pas plus de grands auteurs berlinois ? Elle me dit qu’elle n’en sait rien. Puis feignant de se replonger dans sa lecture, elle m’explique que de toute façon on considère Berlin comme une ville d’art, mais que c’est globalement faux. C’est une ville où il y se trouve qu’il y a des artistes, mais c’est tout. Et puis, de toute façon, en y regardant de plus près, les plus grand auteurs de langue allemande ne sont pas allemands : Kafka ou Musil par exemple. En fait, me dit-elle, c’est qu’il n’existe rien de tel que l’Allemagne. Oui, il y a la Prusse, la Souabe, la Bavière, etc. mais d’Allemagne, point. Et ça, ça se retrouve dans la littérature, parce qu’on ne ment pas à la littérature. C’est pareil pour le cinéma. Il n’y a pas un cinéma allemand, il y a des cinéastes allemands, oui. Lorsqu’elle s’interrompt, j’acquiesce avec un sourire émerveillé, le temps qu’un léger silence nous face entendre le rythme du fleuve au loin, je lui dis que cela me fait penser à la SPREE. Je lui demande ce qu’elle en pense de la SPREE. Elle me dit qu’elle ne voit pas où je veux en venir, je lui raconte que la SPREE n’existe pas à Berlin, du moins, l’EAU. Berlin, lui dis-je, n’est pas un port, n’est pas une ville de commerce, ni de voyageur. Berlin, c’est une ville-militaire, une ville-caserne construite par un roi-soldat, un Prusse qui jalousait Paris, Vienne et Londres. Aussi, le fleuve ne sert à rien : il est sanitaire et hygiénique. Berlin, c’est une ville qu’on ne quitte jamais, parce qu’on ne quitte pas une caserne. Berlin, c’est une ville dans laquelle on tourne en rond, mais où pourtant on ne s’ennuie jamais : parce que dans une caserne, on tourne en rond et pourtant il y a toujours quelque chose à faire. Mais le vrai secret, c’est qu’à Berlin, on attend quelque chose, et en même temps on s’efforce de tout oublier et de s’amuser : parce que le plus horrible dans une caserne, c’est qu’on attend l’ordre d’aller au combat, on attend l’ordre de mourir ; alors dans une caserne, on cherche à oublier et à s’amuser, tout en attendant l’ordre fatal. À Berlin plus qu’ailleurs, on attend la mort. Ma diatribe achevée, elle me regarde et rigole. Ses dents sont blanches et sa bouche humide. J’ai envie de te faire l’amour, lui dis-je, et éventuellement de partir avec toi, où tu veux. Elle éclate de rire, pose sa main sur la mienne, et alors que sa tête se tourne vers le fleuve, je regarde la joie sur ses lèvres si fines.
Je boirai longtemps ses paroles, assis sur les bords de SPREE, jusqu’à ce que sa voix se confonde avec les flots, jusqu’à ce que la NUIT tombe, jusqu’à ce que le BROUILLARD se lève, jusqu’à ce que le FEUX du soleil me réchauffe enfin.

*

BERLIN est un cercle, le RING, un point étendu que l’on parcourt à l’infini.
Le FEU brûle lentement sous les WÜRTZ... Notre groupe doit comporter une dizaine de personnes. On est là tranquille à MAUERPARK, en train de partager la pitance autour d’une flamme. Rassemblement primitif. Comme d’habitude je n’ai retenu aucun prénom, à part celui d’une personne juste à côté de moi, Karl. J’ouvre une bière, et m’allume une cigarette. Soudain, Camille, le pote qui m’a convié à ce rassemblement, me tape dans le dos et me dit : Tiens, je te présente une super copine à moi, elle s’appelle MANON. Je lui fais la bise. Elle est violoncelliste, dit-il. Je demande si c’est vrai. Elle me dit oui. Je lui dis que je suis impressionné. Elle me dit qu’il ne faut pas. On reste un court instant planté là. Mon cœur commence déjà à palpiter débilement. Je vois qu’elle tient à la main Der Tod in Venedig de Thomas Mann. Mon pouls explose. Elle bouge ses bras dans tous les sens pour me dire qu’elle va finir de dire bonjour. Je hoche la tête d’un air convenu. Je me rassois. Puis elle s’installe à côté de Camille et commence à parler avec lui. Au bout d’une éternité je me penche vers elle et lui explique que ce livre est un de mes favoris, que le film de Visconti est tout aussi beau, et que j’adore Mahler. À chaque fois elle me répond et à chaque fois je poursuis mon discours enflammé. Puis je lui parle de Powell et de Pressburger et de leurs couleurs si chaudes, The Red Shoes. Je l’admire, je la crains. Alors que l’ivresse m’envahit, on part s’égarer au TACHELES sur Oranienburger Straße. Puis on s’assoit dans le métro direction NEUKÖLLN. Le soleil disparaît et on boit encore de la bière. Je suis perdu dans le temps. Nous déambulons dans un Berlin fantasque. Je la prends dans mes bras. À un moment elle me dit qu’elle joue avec moi. Encore des bars, elle me raconte que tout cela n’est pas sérieux. Et puis les clubs, elle est amoureuse de son mec me dit-elle. Où sommes-nous ? lui dis-je, les mains plaqués contre ses joues. Je ne sais pas me dit-elle, le regard triste. Au petit matin, nous y sommes, BERLIN ALEXANDERPLATZ, cet espace immense, ce vide. Embrasse-moi lui dis-je en lui serrant les doigts, embrasse-moi tendrement de tes lèvres si fines.
Je la regarderai longtemps s’évanouir alors que la ville s’éteint pour mieux se rallumer. NACHT und NEBEL. La nuit et puis enfin le brouillard, jusqu’à ce que le CIEL apparaisse à nouveau.

BERLIN est un cercle, le RING, un point étendu que l’on parcourt à l’infini.

Text by: Vladimir d'Ayguesparsse, amoureux éperdu et ami éternel, bobo bohème à la lucidité épatante, puits de  culture et - étonnement - de modestie.

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